Les mauvaises réponses d’un projet de loi qui met en danger l’édition de ressources pour l’enseignement
Loin de répondre à l'objectif affiché de simplifier les pratiques des enseignants en matière d’utilisation d'œuvres protégées, le projet de loi du MEN met en danger la production de publications destinées au secteur éducatif.
Le ministère de l’Éducation nationale a souhaité, dans le cadre de son projet de loi sur la refondation de l’école, étendre aux œuvres numériques “le domaine de l’exception pédagogique (qui permet la représentation ou la reproduction d’extraits d’œuvres à des fins d’illustration dans le cadre de l’enseignement sans avoir à demander préalablement l’autorisation aux auteurs ou aux ayants-droit).”
Ainsi, l’article 55 a pour objectif de ‘‘faciliter les conditions d’utilisation des œuvres par les enseignants (...) pour développer les usages du numérique” en assouplissant le droit d’auteur français qui serait “le plus contraignant d’Europe en la matière” (Cf. étude d’impact publiée en appui du projet de loi).
Avant de rappeler brièvement quelle est la situation pour les enseignants et d’examiner les conséquences de ce projet de loi, il convient tout d’abord de rétablir certaines vérités !
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Le droit d’auteur mis en accusation
Le droit d’auteur, un faux prétexte pour expliquer le retard des pratiques numériques par rapport aux autres pays...
Aujourd’hui, tout le monde s’accorde pour constater que les usages numériques pédagogiques n’ont pas atteint en France les niveaux attendus par les pouvoirs publics.
En effet, les véritables freins au développement de ces pratiques se situent au niveau des réseaux, des équipements et de leur maintenance, mais également au niveau de la formation des enseignants, élément essentiel pour mettre en œuvre une véritable évolution de la pédagogie avec les outils numériques.
Par conséquent, ce n’est pas en introduisant une nouvelle exception au droit d’auteur que les pratiques numériques des enseignants vont se développer miraculeusement !
…d’autant plus que le droit français n’est pas le plus contraignant d’Europe
Le ministère veut faire croire que le droit français est le plus restrictif en matière pédagogique.
Or, dans de nombreux pays européens, il n’existe aucune exception pédagogique : c’est le cas de la Grande-Bretagne, de l’Irlande, du Danemark, de la Finlande, de la Suède et de la Norvège.
D’autres pays, tels que l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne ont adopté, comme la France, une exception pédagogique qui ne s’applique pas aux publications conçues pour l’enseignement (en particulier les manuels scolaires).
Quelle est la situation actuelle ?
Une exception pédagogique limitée...
La loi française comporte depuis 2009 une exception pédagogique partielle destinée à faciliter certains usages d’extraits d’œuvres protégées, en particulier sous forme numérique.
Toutefois, afin de préserver le marché de certaines œuvres, le législateur a décidé que cette exception ne s’appliquait ni aux œuvres conçues pour l’enseignement (livres scolaires, manuels universitaires), ni aux publications numériques.
Soulignons que le bénéfice de l’exception est conditionné à l’existence d’une compensation négociée.
...mise en œuvre et complétée par des accords sectoriels
Afin de couvrir un large ensemble d’utilisations d’œuvres protégées (notamment la diffusion numérique) sans que les enseignants n’aient à se demander si tel usage relève ou non de l’exception pédagogique, des accords ont été conclus entre les représentants des ayants droit des différents secteurs concernés (écrit/image, musique, audiovisuel) et les ministères (Éducation nationale et Enseignement supérieur). Ce dispositif couvre ainsi des pratiques non prévues par l’exception, telles que la copie numérique d’images et d’extraits de manuels scolaires, ou encore l’écoute en classe de l’intégralité d’une œuvre musicale...
Un cadre juridique qui doit évoluer avec les pratiques...
Avec l’expérience, il apparaît que le cadre juridique actuel (des accords sectoriels basés sur une gestion collective volontaire), adopté à une période où les usages numériques étaient encore limités, soulève des difficultés d’application.
En effet, sont utilisables les œuvres dont les droits ont été confiés au CFC. Or, bien qu’il dispose d’un très large répertoire (qui couvre 90 % des besoins des établissements scolaires), il revient, en théorie, aux enseignants d’effectuer des vérifications pour s’assurer que les œuvres qu’ils souhaitent utiliser sont bien couvertes par l’accord national.
...mais un projet de loi qui ne résout par le problème des enseignants
Or, l’article 55 du projet de loi du ministère, qui introduit un élargissement du domaine de l’exception pédagogique en y intégrant les publications numériques, ne propose aucune solution concrète pour simplifier le travail des enseignants.
Par conséquent, il ouvre la voie aux détracteurs du droit d’auteur qui défendent l’adoption d’une exception pédagogique totale considérée comme la seule solution juridique valable.
Les dangers d’une exception totale
Un nouvel état d’esprit : un feu vert au piratage...
L’introduction d’une exception pédagogique totale serait interprétée, dans la pratique, par les utilisateurs (responsables d’établissements, enseignants, élèves, étudiants) comme la possibilité de copier sans restriction des œuvres protégées sous toutes les formes.
Or, ce recours à la copie risque de se développer d’autant plus que le contexte actuel est marqué par une baisse des budgets d’acquisition de ressources pédagogiques (- 30 % pour les crédits pédagogiques des collèges depuis 2006).
...qui aurait des conséquences sur les ressources disponibles pour les enseignants
Si leurs publications ont de faibles perspectives d’être achetées, les éditeurs de contenus pédagogiques seront à court terme dissuadés de réaliser certains investissements – alors même que ce secteur est en pleine transition avec la mise en place d’une offre de produits numériques.
S’il existe d’innombrables ressources libres de qualité, une complémentarité avec l’offre privée est indispensable, car il est illusoire de croire que le ministère et certains enseignants motivés vont pouvoir produire tous les contenus utiles pour l’éducation.
La nécessité d’une concertation pour définir une véritable solution pour les enseignants
Les ayants droit de l’écrit demandent le retrait de l’article 55, rédigé sans concertation, afin qu’une discussion sur le fond soit menée et que des solutions alternatives soient examinées. En effet, sensibles aux besoins des enseignants, les ayants droit estiment qu’il existe des solutions juridiques respectueuses du droit d’auteur, adaptées à l’évolution des pratiques à l’ère du numérique et permettant au secteur éducatif de recourir simplement aux œuvres protégées, dans le prolongement du dispositif mis en œuvre pour la photocopie depuis 1995.
À l’heure où le projet de loi est soumis aux parlementaires, une vigilance particulière s’impose afin que le droit d’auteur ne devienne pas une variable d’ajustement dans un contexte économique tendu.